Le fait, pour un avocat, de dénoncer au garde des Sceaux le « comportement parfaitement contraire aux principes d’impartialité et de loyauté » de magistrats dans l’exercice de leurs fonctions est-il constitutif de diffamation?
Cette question vient, au bout d’un long feuilleton judiciaire, de trouver une réponse.
LE CONTEXTE
Le 19 octobre 1995, Bernard Borrel magistrat français en mission auprès du ministre de la justice djiboutien est retrouvé sans vie vers 9h par des gendarme en patrouille dans la région de Goubet-Al Karab à quelques dizaines de kilomètres de Djibouti. Or, à cette heure les services du renseignement français étaient déjà au courant de la mort. En effet, le chef d’état major a déclaré savoir que le corps retrouvé calciné en bas d’une falaise était bien celui du juge français. Différents éléments, notamment l’existence d’une lettre d’adieu à priori rédigée par M. Borrel à l’intention de sa femme laisse penser à un suicide de ce dernier.
En février de la même année les enquêteurs djiboutiens concluent au suicide du magistrat malgré l’absence d’autopsie et l’existence d’incohérences factuelles. C’est pourquoi une information judiciaire est ouverte pour recherche des causes de la mort (Article 74 alinéa 5 du code de procédure pénale) à Toulouse, lieu de résidence de la veuve Borrel. Se fondant sur une première autopsie, l’information conclue à un suicide. L’affaire est alors dépaysée à Paris et confié aux juges Moracchini et Le Loire. Deux ans plus tard, la brigade criminelle termine son enquête et affirme que l’hypothèse de l’assassinat ne peut être sérieusement retenue. Les juges d’instructions refusent alors une reconstitution ainsi qu’une contre-expertise. Appel est formé de ces décisions devant la chambre d’instruction qui décide de dessaisir les juges parisiens. Leur remplaçant, M. Parlos découvre que les magistrats instructeurs ont écartés certaines pièces du dossier, qu’il existe une très grande proximité entre les juges parisiens et leurs homologues djiboutiens et qu’un témoin important n’a volontairement pas été entendu.
LES FAITS
C’est dans ce contexte qu’est publié dans le quotidien Le Monde un article intitulé « Affaire Borrel: remise en cause de l’impartialité de la juge Moracchini » relatant la démarche entreprise la veille auprès du garde des sceaux par les avocats de la veuve du magistrat Bernard Borrel pour dénoncer le comportement professionnel de Mme Morracchini et de M. Le Loire, juges d’instruction en charge de l’information judiciaire jusqu’à leur dessaisissement le 21 juin 2000, auxquels ils reprochaient d’avoir manqué d’impartialité et de loyauté, en « gardant par devers eux » la cassette vidéo de l’enregistrement d’un transport sur les lieux et en oeuvrant « de connivence » avec le procureur de la République de ce pays, et demander l’ouverture d’une enquête de l’inspection générale des services judiciaires.
LA PROCEDURE
A l’issue des informations ouvertes sur les plaintes avec constitution de parties civiles de Mme Moracchini. et de M. Le Loire, ont été renvoyés devant le tribunal, pour diffamation publique envers un fonctionnaire public, le directeur de publication et, pour complicité de ce délit, le journaliste signataire de l’article et M.Morice, ce dernier, pour avoir tenu à l’égard des deux magistrats, au cours d’une conversation téléphonique avec le journaliste, des propos diffamatoires, sachant qu’ils pouvaient ou devaient être publiés.
Pour écarter la bonne foi de M. Morice et le condamner pour complicité de diffamation, les juges du fond ont retenu qu’à la date de parution de l’article incriminé, les faits qu’il dénonçait, à les supposer avérés, n’étaient nullement utiles à la défense de sa cliente, les juges ayant été dessaisis de l’affaire et la pièce demandée ayant été remise au juge nouvellement désigné, de sorte que la mise en cause professionnelle et morale très virulente des deux magistrats instructeurs, à travers des propos dépassant largement le libre droit de critique, ne présentait plus aucun intérêt dans la procédure en cours et que les profondes divergences ayant surgi entre les avocats de Mme Borrel et les juges d’instruction, avant le dessaisissement de ces derniers, ne pouvaient pas justifier leur dénonciation ultérieure dans les médias ; ils ont en outre retenu que les propos tenus par M.Morice, par leur caractère excessif, révélateur de l’intensité du conflit l’ayant opposé aux juges, et le rappel de l’affaire dite de la » Scientologie » s’analysaient comme un « règlement de compte a posteriori « et traduisait de sa part une animosité personnelle et une volonté de discréditer ces magistrats, en particulier Mme Moracchini.
Le pourvoi formé par M.Morice contre l’arrêt d’appel l’ayant condamné a été rejeté par la chambre criminelle de la Cour de cassation, par arrêt du 10 novembre 2009 (pourvoi n° 08 86 295), la Cour relevant que la cour d’appel avait pu retenir que les limites admissibles de la liberté d’expression dans la critique de l’action de magistrats avaient été dépassées. M. Morice a alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme.
Conformément aux principes qu’elle pose et prenant en compte l’ensemble du contexte, la Cour européenne, pour constater une violation par la France de l’article 10 de la Convention, a, dans son arrêt du 23 avril 2015, relevé que les propos de M. Morice, qui s’inscrivaient dans un débat public d’intérêt général, constituaient des jugements de valeur et reposaient sur une base factuelle suffisante. La Cour a en outre relevé que les propos devaient être replacés dans le contexte particulier de l’affaire Borrel, que l’existence d’une animosité personnelle entre M. Morice et Mme Moracchini n’était pas établie, que, malgré la connotation négative, l’hostilité et la gravité des propos tenus, un avocat devait pouvoir attirer l’attention du public sur d’éventuels dysfonctionnements judiciaires et commenter l’action des juges à l’égard desquels les limites de la critique admissible étaient plus larges, et que sa condamnation n’était pas de nature à préserver l’autorité judiciaire.
Saisie du réexamen du pourvoi, l’assemblée plénière retient tout d’abord que les propos litigieux portaient sur un sujet d’intérêt général relatif au traitement judiciaire d’une affaire criminelle ayant eu un retentissement national. Elle relève ensuite qu’ils reposaient sur une base factuelle suffisante, à savoir le défaut de transmission spontanée d’une pièce de la procédure au juge d’instruction nouvellement désigné et la découverte d’une lettre empreinte de familiarité, à l’égard des juges alors en charge de l’instruction, du procureur de […] qui dénonçait le comportement de Mme Y… et de ses avocats. Elle en déduit que ces propos ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression d’un avocat dans la critique de l’action des magistrats et ne pouvaient être réduits à la simple expression d’une animosité personnelle envers ces derniers.
CONCLUSION
Comme affirmée par Roseline Letteron « on ne doit donc pas déduire de cette décision que l’avocat peut désormais injurier les juges. Au contraire, on doit au contraire retenir que les avocats ne peuvent tenir des propos dépassant le commentaire admissible sans un solide fondement factuel. Les juges sont donc invités à apprécier les propos tenus, non pas tant par le contenu injurieux ou diffamatoire, que par leur contexte, leur médiatisation, la passion suscitée par l’affaire etc. Que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de conférer à l’avocat une absolue liberté d’expression, mais bien davantage de le considérer comme un citoyen susceptible de participer à un débat sur la justice. Rien de plus, mais rien de moins. »
Arrêt de Grand Chambre de la CEDH : Morice contre France 23 avril 2015 (PDF)
Arrêt Assemblée Plénière de la Cour de cassation, 08-86.295, 16 décembre 2016